LA CIVILISATION MOZARABE (711-1242)

 

Nous consacrerons ici aussi un développement plus long que de coutume sur cette époque méconnue. Si les Espagnols reconnaissent aisément les bienfaits de l’occupation musulmane, il n’en va pas de même pour le Portugal.
Généralement, la période musulmane est évincée : A.A. Bourdon dans son histoire du Portugal, ouvrage qui a pourtant été une référence à son époque (1995), ne leur consacre qu’une seule page. On y parle de conquête arabe en donnant la date de 711, au mieux on donne le nom du général à la tête des troupes musulmanes, et de suite, on enchaîne avec la Reconquista.
Ce terme est déjà ambigu car Reconquista signifie reprendre possession de son territoire, et suppose donc un propriétaire légitime. On attribue en général ce rôle à la population autochtone et catholique. Elle semble en effet être majoritairement catholique, depuis sa romanisation, et ce malgré l’arianisme des dirigeants wisigoths. Pourtant, la question de la légitimité n’est jamais tranchée en histoire. Et, il faut se méfier ici de ce terme fortement marqué idéologiquement. Il incite à penser que la péninsule n’aurait su rester indéfiniment musulmane, que la fusion ne ce serait jamais faite entre la nouvelle foi et les péninsulaires comme cela a été fait en-deçà du détroit de Gibraltar. C’est bien se méprendre sur ce que sont les conquêtes dans l’histoire ; La côte égyptienne, à l’heure de sa conquête par les musulmans, était habitée des grecs christianisés, de juifs, des coptes et d’autres populations aux croyances très variées. La fusion a pourtant eu lieu et nul aujourd’hui ne parle de ‘Reconquête’… Et cette fusion aurait très bien pu se faire dans la péninsule : D’une part, les troupes musulmanes n’ont vraisemblablement pas rencontrés de grandes résistance lors de leur conquête. Les différentes religions ont relativement bien coexisté, à l’exception de quelques périodes fanatiques (almoravides, almohades…). Et d’autre part, la reconquête est plus le fait d’une armée montée et organisée par les héritiers lointains du règne wisigoth (Pélage), et même d’un fils du duc de Bourgogne (Dom Afonso Henriques), que de la population des villes ou campagnes soumises… Cette distinction se fera plus cruellement sentir lors de la sombre période de l’Inquisition.
Gardons donc en tête qu’il n’était nul part écrit que la péninsule serait à jamais catholique et tâchons de voir la période musulmane, non comme une période d’occupation mais comme une véritable conquête avec la part qui peut y être faite à l'idée de 'séduction'…
Or, cette période est connue pour avoir apporté sa part de civilisation, au Portugal comme en Espagne, bien que de manière moins visible en ce qui concerne la façade atlantique de la péninsule ; Il faut ici féliciter Christophe Picard, auteur de la plus récente étude conséquente sur Le Portugal musulman. Cette oeuvre admirable sera notre source principale ainsi que diverses informations sur le net en langue portugaise.

L'IRRUPTION MUSULMANE : DYNASTIE DES OMEYYADES (711-1031)

711 - Tariq ibn Ziyad franchit le détroit de Gibraltar

La conquête musulmane de la péninsule ibérique débute en 711 avec le franchissement du détroit de Gibraltar par une armée de 10 000 hommes commandée par le général berbère Tarik ibn Ziyad. C’est une offensive fulgurante, les musulmans profitant de problèmes de succession dans le royaume wisigothique, et en quelques années la péninsule entière se retrouve sous la coupe musulmane. Santarém, Coimbra et Viseu sont conquises dès 714 ; suivent rapidement la chute de Porto, de Braga, Lisbonne capitule et ouvre ses portes aux conquérants. Les sources restent pourtant peu prolixes en ce qui concerne la progression de l'armée dans l'extrême Ouest de la péninsule ; Il semble cependant, qu'après une capitulation première des grandes villes de la région, une seconde conquête armée aura été nécessaire deux ans plus tard (713). La conquête semble ne pas avoir été égale partout. A partir de cette période, l'extrêmité occidentale de la péninsule acquiert une unité territoriale, voire administrative qui correspond à peu près au Portugal d'aujourd'hui, incluant tout de même quelques villes espagnoles importantes comme Badajoz et Mérida. Ce territoire est désigné par les musulmans comme le 'Gharb al-Andalus' qui signifie simplement 'à l'Ouest de l'Andalousie'. On peut y distinguer deux régions différemment occupées : Le Sud (Béja, Badajoz, Mérida) est conquis rapidement et les divers ethnies musulmanes ( Berbères et Arabes, dont les Yéménites qui sont les plus nombreux et influents dans la région.) s'installent durablement. Alors que dans la partie centrale, entre le Tage et le Mondego (Coimbra, Santarém, Lisbonne…), la conquête changea peu la situation antérieure. Comme le relève un chroniqueur arabe, "Pour ce qui est des chrétiens, [Abd al-Aziz] leur laissa leurs biens et le libre exercice de leur culte" [Ibn Muzayn, ], ce qui semble signifier qu'Abd al-Aziz, tiraillé par les campagnes en France et ses alliances wisigothiques à Séville, aurait opté pour une politique de conciliation avec la famille royale ayant favorisé ou laissé faire la venue des Arabes (principalement le clan de Witiza). Le déséquilibre en faveur des autochtones est flagrant : Les Arabes laissaient aux seigneurs wisigoths la souveraineté des territoires et de leur population. L’Eglise gardait ses cadres et ses biens, ainsi que son autorité. Moyennant la cession de quelques lieux de garnison dans les villes les plus importantes, la région demeurait cependant vide de toute présence musulmane.
Toujours dans un souci de légitimation, Abd al-Aziz, gouverneur de la péninsule, siègeant à Cordoue, va épouser la veuve du dernier roi wisigoth, Rodéric (715). Le pouvoir nouvellement en place reste, de façon général, assez tolérant vis-à-vis des autochtones mais la situation varie souvent d'une région à l'autre ; les chrétiens, sous réserve qu'ils paient un impôt, conservent le droit de garder leur coutumes, de pratiquer leur religion, et de conserver leurs édifices religieux. Ils deviennent les mozarabes. Les convertis (muwalladun), quant à eux, bénéficient cependant d’une meilleure situation économique et sociale.

dirham provenant de Damas, retrouvé à Conimbriga (736 après J.C.), il y est écrit : Il n'y a de Dieu que Dieu.

Malgré une certaine forme de tolérance et le désir de se légitimer aux yeux de la population autochtone, le règne musulman sur la péninsule n’a rien de paisible. En effet, dès 722, une contre-offensive est menée, depuis les montagnes des Asturies, par Pelage qui gagne la fameuse bataille de Covadonga. Une réaction générale qui permet aux chrétiens de reprendre entre autre Leon, Porto, Chaves, Braga et Salamanque. En 756, Abd al-Rhaman, héritier des Omeyyades chassés de Bagdad par les Abbassides, transforme l'émirat de Cordoue en Califat. Le royaume devient indépendant.
Des Etats indépendants catholiques se forment au Nord de la péninsule : Le Royaume indépendant de Léon naît en 909 tandis que suivent les royaumes de Castille (1033) et d’Aragon (1035).

LE REGNE DES TAÏFAS (1031-1086)

La multiplicité des ethnies musulmanes vivant dans la péninsule ibérique va diviser cet empire en petits royaumes indépendants : les Taïfas. Les principales seront les Taïfas de Cordoue, de Tolède, de Saragosse. En ce qui concerne le Portugal, une grande partie est sous l’emprise de la Taïfa de Badajoz qui comprend Mérida, Evora, Lisbonne, Santarém, Coimbra.
S’il existe une division politique, les Taïfas gardent des liens économiques et sociaux très forts. L’ensemble des Taïfas est gouverné par des éléments de la noblesse musulmane.
Au Portugal, quelques Taïfas connaissent l’indépendance : notamment la Taïfa de Silves et celle de Faro, cette dernière étant gouvernée par la famille Harun dont la ville tiendrait son nom.

LA TAÏFA DE SILVES

Bien que la Taïfa de Badajoz englobe une grande partie du Portugal, bien qu’elle soit nettement plus importante, sa capitale reste espagnole. C’est pourquoi nous nous intéresserons ici plutôt à celle de Silves qui est pleinement portugaise et où nous entreverrons mieux les spécificités du Portugal musulman.
La Taïfa de Silves, est pour ainsi dire l’heure de gloire de cette ville. Celle-ci devient autonome dès 1048. La ville connaît un certain niveau de civilisation qu’il est opportun de souligner ici. Non seulement l’agriculture se développe, l’architecture urbaine est modèle (fortifications,…), mais les arts connaissent un souffle inédit. En effet, Silves est le berceau d’un certain nombre de poètes comme Abu Bakr Muhammad ibn 'Ammar. Même le prince al Mu’tamid est ami de ce poète et il l’est lui-même à ses heures perdues. Plus tard, même sous une ère plus répressive, celle des almohades, un autre poète, ayant également gouverné la Taïfa de Silves, brille par son génie : ibn Qasi. Celui-ci après avoir régné sur Silves, se retirera à Aljezur pour ne plus s’adonner qu’à la contemplation et la composition… Jusqu'à ces dernières heures musulmanes, Silves restera brillante ; Ainsi l'historien al-Hamawî dit des habitants de Silves : "Très peu d'entre eux ne pratiquent la poésie et n'ont point de culture..." [Dictionnaire géographique, 1229]

Azulejo d'une maison de Silves en mémoire du poème d'al Mu'tamid 'evocação de Silves'

LES ALMORAVIDES (1086-1147)

Les rivalités entre les Taïfas de Badajoz et celle de Séville s’accentuant, les troupes catholiques du Nord en profitent pour avancer à grand pas : Lamego (1057), Viseu (1058), Coimbra (1084). Les Castillans reprennent Tolède en 1085. La réaction ne pouvant venir de ces micro-Etats divisés, les Taïfas de Badajoz et Séville appellent les Almoravides au secours. Ces fanatiques religieux s’empressent alors de franchir le détroit de Gibraltar et s’emparent aussitôt des Taïfas de Cordoue et de Séville. Le gouverneur de Badajoz, pour éviter la tutelle almoravide, demande de l’aide au Roi de Léon, offrant en échange les villes de Lisbonne, Santarém et Sintra (1093). Celui-ci accepte sans discuter et ses troupes, alliées à celles de Badajoz, repoussent la menace almoravide. Comme quoi les frontières des pays ne se calquent pas exactement sur celles des religions.
Les Almoravides, exaspérés, réagissent durement et reprennent Lisbonne aussitôt. Santarém ne restera chrétienne que jusqu’en 1111. Le gouverneur de Badajoz est assassiné.

Pierre funéraire provenant de Frielas (banlieue de Lisbonne), XIIème siècle après J.C.

Les Almoravides se montrent beaucoup plus intolérants que leurs prédécesseurs : beaucoup d’églises sont malmenées et détruites, les mozarabes sont persécutés : ils perdent tout privilèges et les plus récalcitrants sont déportés en Afrique du Nord.

LA RECONQUISTA

Ce qu’on appelle communément la reconquista est cette poussée des petits royaumes du Nord vers le Sud de la péninsule à partir du XIIème siècle. D. Afonso Henrique devient en 1128 gouverneur du Comté portucalense (région de Porto). En 1134, celui-ci se lance dans une offensive de large envergure contre les musulmans de Coimbra. En se repliant sur Leiria, il fait construire aussitôt un château (1135) afin de confiner les musulmans dans leurs territoires. Le château est pourtant conquis en 1137 mais les musulmans ne parviendront à le garder que deux ans. La persistance de D. Afonso Henrique lui permet de récupérer Leiria ainsi que son château dès 1139. Cette même année, il défait les musulmans lors de la célèbres bataille d’Ourique (dont on ignore encore le lieu exact). C’est après cette bataille que D. Afonso Henrique devient Roi du Portugal, premier Roi de la nouvelle nation.

LES ALMOHADES (1150-1242)

La nouvelle de ce nouveau recul provoque à nouveau une réaction au-delà du détroit de Gibraltar. En 1146, les Almohades envahissent la péninsule et prennent définitivement la place des Almoravides à la tête des Taïfas dès 1151. Profitant de ces nouveaux bouleversements, D. Afonso Henrique reprend facilement Santarém. Il fait le siège de Lisbonne 17 semaines durant et y entre en 1147.
Badajoz et Evora sont des cités importantes pour le nouveau pouvoir almohade. On y cultive en effet le blé à grande échelle, on y produit de l’huile et il s’y trouve de bons pâturages pour le bétail.
Pourtant, des cavaliers au service du Roi du Portugal reprennent Béja (1162) Evora (1166) et ont l’audace d’attaquer Badajoz. L’attaque de Badajoz est une véritable menace pour le pouvoir Almohade : ceux-ci décident d’impliquer le Roi de Léon en leur annonçant que les portugais tentent de les doubler en attaquant Badajoz. Encore une fois les frontières religieuses ne jouent plus, et les portugais sont repoussés par cette alliance musulmano-chrétienne… Badajoz restera ainsi musulmane jusqu’en 1229.

RETRAITE DES MUSULMANS

En 1189 les chrétiens s'approchent de Silves, la fameuse capitale maure. Par hasard des croisés passent non loin de là et décident de rallier les troupes catholiques. Le site est détruit et incendié par les forces catholiques. Des traces archéologiques de cette lutte féroce sont fournies par des boulets, des pointes de flèches, des restes d'une cotte de maille percée. Tous ces objets étant scellés par l'épaisse couche d'incendie qui suivit. Cet abandon soudain se retrouve aussi dans les nombreux objets de la vie quotidienne des derniers habitants, comme des brûle-parfums, des canthares, mais aussi ces quelques objets de valeurs retrouvés dans une canalisation, sans doute cachés là par un habitant qui pensait pouvoir revenir... L'opération est une réussite pour les forces catholiques et Silves fait flotter la croix des chrétiens sur ses remparts. Le sort désastreux de Silves est sans doute dû à un sentiment de haine mêlé de jalousie que ne manqua pas de provoquer son immense prestige intellectuel chez les assaillants. Les représailles des musulmans, touchés à un point sensible, ne se fera guère attendre : en 1191, les chrétiens sont chassés par une forte offensive qui arrive jusqu'à Lisbonne.. Le Royaume du Portugal est en péril.
Ce n’est que 30 ans plus tard que les forces catholiques repartiront à l’assaut. Le Roi D. Sancho II reprend Elvas (1229), Béja (1232) et Tavira (1242). Il est aidé par les Militaires de l’Ordre de Santiago, menés par le maître D. Paio Peres Correia et reprennent rapidement contrôle de tout l’al-Gharb al-Andalus. La célérité et la réussite de cette offensive s’explique par le fait que le Roi de Castille mettait aussi, sur un autre front, en défaite les troupes musulmanes à Cordoue.

 

SOURCES :

Yâqût al-Hamâwî, Dictionnaire géographique, 1229

Ibn Muzayn

 

Voir aussi : Vestiges du Portugal musulman