SOURCES : JORDANES, Histoire des Goths, 551 après J.C.

 

La Bataille des champs catalauniques décrite par Jordanès :

 

CHAPITRE XXXVI.

Gizéric, roi des Wandales, le même dont nous avons parlé plus haut, découvrant dans Attila ce penchant qui le portait à ravager le monde, l'entraîna par de grands présents à faire la guerre aux Visigoths. Il craignait la vengeance de Théodéric leur roi, pour l'indigne traitement qu'il avait fait souffrir à sa fille. Celle-ci, mariée à Hunéric, fils de Gizéric, avait d'abord trouvé le bonheur dans une alliance si élevée; mais dans la suite Gizéric, dont le caractère cruel n'épargnait pas même ses enfants, sur le simple soupçon qu'elle avait voulu l'empoisonner, l'avait renvoyée à son père dans les Gaules, après l'a-voir dépouillée de sa beauté naturelle en lui faisant couper le nez et les oreilles, condamnant ainsi cette infortunée à porter éternellement la marque de son hideux supplice. Mais cet excès de barbarie, capable de soulever même les étrangers, ne devait rendre que plus inévitable la vengeance d'un père. Attila, gagné par Gizéric, se résolut donc à faire éclore cette guerre, qu'il couvait depuis longtemps. Il envoya des députés à l'empereur Valentinien en Italie, pour semer la dis-corde entre les Goths et les Romains. Son but était d'épuiser par des divisions intestines ceux qu'il ne pouvait vaincre par les armes. Il protestait qu'il ne voulait nullement rompre l'amitié qui l'unissait à l'empire; que c'était une guerre entre lui et Théodéric, roi des Visigoths, à laquelle il désirait de bon coeur que Valentinien restât étranger. Il avait rempli la fin de sa lettre, comme de coutume, de salutations flatteuses, s'étudiant à donner à son mensonge l'apparence de la vérité. Il écrivit une lettre semblable à Théodéric, roi des Visigoths, l'engageant à abandonner l'alliance des Romains, et à se rappeler la guerre que ces derniers lui avaient faite peu de temps avant avec tant d'acharnement. Cet homme rusé combattit par l'artifice avant de combattre par les armes. Alors l'empereur Valentinien envoya aux Visigoths et à leur roi Théodéric des ambassadeurs, qui leur parlèrent en ces termes : « Il est de votre prudence, ô le plus vaillant des hommes, de vous unir à nous contre ce tyran de Rome, qui aspire à réduire en servitude le monde entier, sans s'enquérir des motifs qu'il peut avoir de faire la guerre, et tenant pour légitime tout ce qu'il fait. Son bras trace un cercle autour de lui, et la licence trouve toujours grâce devant son orgueil. Il méprise toute justice, et se pose en ennemi du genre humain : haine donc à celui qui se fait gloire de haïr indistinctement tous les hommes! Rappelez-vous, de grâce, et certes il est impossible de l'oublier, rappelez-vous que les Huns sont venus nous attaquer. Mais ce n'est pas là ce qui rend Attila dangereux ; ce sont les pièges qu'il tend pour venir à bout de ses desseins. D'ailleurs, sans parler de nous, comment pouvez-vous laisser tant d'orgueil impuni? Ah ! venez en aide à nos douleurs, vous dont les armes sont redoutées ; unissez vos bras aux nôtres, secourez l'empire, cet empire dont vous possédez vous-mêmes une portion. Quant à nous, que notre désir autant que notre intérêt nous commandent de nous unir étroitement à vous, les conseils de notre ennemi vous le disent assez. » Par ce discours et d'autres semblables les ambassadeurs de Valentinien entraînèrent le roi Théodéric. Il leur répondit :
« Voilà vos désirs satisfaits, Romains ; vous nous avez rendus, nous aussi, ennemis d'Attila. Nous le poursuivrons partout où nous appellera sa présence, et, bien que ses victoires sur plusieurs puissantes nations l'aient enflé d'orgueil, les Goths savent pourtant combattre les superbes. Il n'y a, croyez-moi, de guerre à redouter que celle qui manque d'un motif légitime; mais nul revers n'est à craindre à qui peut compter sur la protection du ciel. » A cette réponse du chef, les compagnons poussent des acclamations; la foule transportée les imite. Le désir de combattre s'empare de tous; on brûle déjà d'en venir aux mains avec les Huns. Le roi Théodéric se met donc à la tête d'une multitude innombrable de Visigoths ; et, laissant dans son palais quatre de ses fils, savoir, Fridéric, Turic, Rotmer et Himmerit, il n'amène avec lui, pour partager ses fatigues, que les deux ainés Thorismund et Théodéric. Heureuse armure, que d'avoir autour de soi pour auxiliaires et pour soutiens ceux qu'on aime, et pour qui c'est un bonheur de s'exposer aux mêmes dangers que nous! Telle fut, du côté des Romains, la prévoyante activité du patrice Aétius, sur qui s'appuyait alors l'empire d'Occident, qu'ayant rassemblé des guerriers de toute parts , il marcha contre cette formidable multidude d'ennemis, avec des forces qui ne leur étaient pas inférieures. Aux Romains, en effet, se joignirent, comme auxiliaires, des Francs, des Sarmates, des Armoricains, des Litiens, des Burgundes, des Saxons, des Ripuaires, des Ibrions, jadis soldats de l'empire, mais alors appelés seulement comme auxiliaires, et quelques autres nations celtiques ou germaniques. On se rassembla dans les champs Catalauniques, appelés aussi Mauriciens. Ces champs ont cent lieues eu longueur, comme les appellent les Gaulois, et soixante-dix en largeur. Or, la lieue gauloise se compose de quinze cents pas. Voilà donc ce coin du monde devenu l'arène de peuples innombrables. Les deux armées sont en présence; elles sont l'une et l'autre remplies de courage. Rien ne se fait par ruse; c'est à la force ouverte qu'on en appelle. Quelle peut-être la cause de l'agitation de tant de peuples? Quelles haines ont pu les porter à s'armer ainsi les uns contre les autres? Il a été prouvé que l'espèce humaine vivait par ses rois, le jour où l'aveugle emportement d'un seul homme a fait couler le sang des nations, et où la fantaisie d'un monarque orgueilleux a détruit en un moment ce que la nature avait mis tant de siècles à produire.

CHAPITRE XXXVII.

Mais, avant de rendre compte de la bataille, il nous paraît nécessaire de raconter les mouvements qui eurent lieu dans les deux armées ; car cette action fut aussi féconde en accidents et en chances diverses qu'elle est devenue mémorable depuis. Sangiban, roi des Alains, envisageant l'avenir avec terreur, promet de se ranger du côté d'Attila, et de lui livrer la ville gauloise d'Orléans, où il se trouvait alors. Aussitôt que Théodéric et Aétius ont connaissance de ses desseins, ils se rendent maîtres de cette ville au moyen de grands ouvrages de terre, la détruisent avant l'arrivée d'Attila; et, veillant sur Sangiban, devenu suspect, ils le placent, lui et ses Alains, au milieu de leurs auxiliaires. Cependant un événement si grave fit une profonde impression sur le roi des Huns : se défiant de ses troupes, n'osant engager le combat, et roulant déjà dans son esprit la pensée de fuir, extrémité plus cruelle que la mort même, il se décida à consulter ses devins pour connaître l'avenir. Ceux-ci, après avoir observé tantôt les entrailles des victimes, tantôt certaines veines qui apparaissent sur leurs os mis à nu, présagèrent aux Huns de funestes événements. Toutefois, ce qui rendait leurs prédictions un peu moins sinistres, c'est qu'ils annonçaient, comme devant succomber du côté des ennemis, un de leurs chefs suprêmes, destiné à périr avant la victoire des siens, sans jouir d'un triomphe rendu funeste par sa mort. Attila, qui jugeait devoir acheter, même par sa propre ruine, la mort d'Aétius, parce que c'était lui qui entravait ses mouvements, préoccupé de cette prédiction, et accoutumé d'ailleurs à prendre conseil dans les affaires de la guerre, engagea le combat en tremblant, vers la neuvième heure du jour, afin que, s'il était forcé de plier, l'approche (le la nuit vint le secourir. Comme nous l'avons dit, les deux armées se trouvaient alors en présence dans les champs Catalauniques.

CHANTRE XXXVIII.

Sur le terrain incliné du champ de bataille s'élevait une éminence qui formait comme une petite montagne. Chacune des deux armées désirant s'en emparer, parce que cette position importante devait donner un grand avantage à qui s'en rendrait maître, les Huns et leurs alliés en occupèrent le côté droit, et les Romains, les Visigoths et leurs auxiliaires, le côté gauche. Le point le plus élevé de cette hauteur ne fut pas disputé, et demeura inoccupé. Théodéric et ses Visigoths tenaient l'aile droite ; Aétius, la gauche avec les Romains. Ils avaient placé au centre Sangiban, ce roi des Alains, dont nous avons parlé plus haut; et, par un stratagème de guerre, ils avaient pris la précaution d'enfermer au milieu de troupes d'une fidélité assurée celui sur les dispositions duquel ils pouvaient le moins compter; car celui-là se soumet sans difficulté à la nécessité de combattre, à qui est ôtée la possibilité de fuir. Quant à l'armée des Huns, elle fut rangée en bataille dans un ordre contraire; Attila se placa au centre avec les plus braves d'entre les siens. Par cette disposition, le roi des Huns songeait principalement à lui-même, et son but, en se plaçant ainsi au milieu de l'élite de ses guerriers, était de se mettre à l'abri des dangers qui le menaçaient; les peuples nombreux, les nations diverses qu'il avait soumis à sa domination, formaient ses ailes. Entre eux tous se faisait remarquer l'armée des Ostrogoths, commandée par Walamir, Théodémir et Widémir, trois frères qui surpassaient en noblesse le roi même,sous les ordres duquel ils marchaient alors ; car ils étaient de l'illustre et puissante race des Amales. On y voyait aussi, à la têle d'une troupe innombrable de Gépides, Ardaric, leur roi, si brave et si fameux, que sa grande fidélité à Attila faisait admettre par ce dernier à ses conseils. Le roi des Huns avait su apprécier sa sagacité : aussi lui et Walamir, roi des Ostrogoths, étaient-ils de tous les rois qui lui obéissaient ceux qu'il aimait le plus. Walamir était fidèle à garder le secret, d'une parole persuasive, incapable de trahison; Ardaric était renommé pour sa fidélité, comme nous l'avons dit, et pour sa raison. En marchant avec Attila contre les Visigoths leurs parents, l'un et l'autre justifiaient assez sa confiance. La foule des autres rois, si l'on peut ainsi parler, et les chefs des diverses nations, semblables à ses satellites, épiaient les moindres mouvements d'Attila; et dès qu'il leur faisait un signe du regard, chacun d'eux en silence, avec crainte et tremblement, venait se placer devant lui, ou exécutait les ordres qu'il en avait reçus. Cependant le roi de tous les rois, Attila, seul veillait sur tous et pour tous. On combattit donc pour se rendre maître de la position avantageuse dont nous avons parlé. Attila fit marcher ses guerriers, pour s'emparer du haut de la colline; mais il fut prévenu par Thorismund et Aétius, qui, ayant uni leurs efforts pour gravir à son sommet, y arrivèrent les premiers, et repoussèrent facilement les Huns, à la faveur du point élevé qu'ils occupaient.

CHAPITRE XXXIX.

Alors Attila, s'apercevant que cette circonstance avait porté le trouble dans son armée, jugea aussitôt devoir la rassurer, et lui tint ce discours :
« Après vos victoires sur tant de grandes nations, après avoir dompté le monde, si vous tenez ferme aujourd'hui, ce serait ineptie, je pense, que de vous stimuler par des paroles; comme des guerriers d'un jour. De tels moyens peuvent convenir à un chef novice, ou à une armée peu aguerrie : quant à moi, il ne m'est point permis de rien dire, ni à vous de rien écouter de vulgaire. Car qu'avez-vous accoutumé, sinon de combattre? Ou qu'y a-t-il de plus doux pour le brave que de se venger de sa propre main? C'est un grand présent que nous a fait la nature, que de nous donner la faculté de rassasier notre âme de vengeance. Marchons donc vivement à l'ennemi; ce sont toujours les plus braves qui attaquent. N'ayez que mépris pour ce ramas de nations discordantes; c'est signe de peur, que de s'associer pour se défendre. Voyez! même avant l'attaque, l'épouvante déjà les entraîne; elles cherchent les hauteurs, s'emparent des collines, et, dans leurs tardifs regrets, sur le champ de bataille elles demandent avec instance des remparts. Nous savons par expérience combien peu de poids ont les armes des Romains; ils succombent, je ne dis pas aux premières blessures, mais à la première poussière qui s'élève. Tandis qu'ils se serrent sans ordre, et s'entrelacent pour faire la tortue, combattez, vous, avec la supériorité de courage qui vous distingue, et, dédaignant leurs légions, fondez sur les Alains, précipitez-vous sur les Visigoths. Ce sont ceux qui entretiennent la guerre qu'il nous faut tâcher de vaincre au plus tôt. Les nerfs une fois coupés, les membres aussitôt se laissent aller; et le corps ne peut se soutenir si on lui arrache les os. Que votre courage grandisse, que votre fureur monte et éclate. Huns, voici le moment d'apprêter vos armes, voici le moment aussi de vous montrer résolus, soit que blessés vous demandiez la mort de votre ennemi, soit que sains et saufs vous ayez soif de carnage. Nuls traits n'atteignent ceux qui doiveut vivre, tandis que, même dans la paix, les destins précipitent les jours de ceux qui doivent mourir. Enfin, pourquoi la fortune aurait-elle assuré les victoires des Huns sur tant de peuples, sinon parce qu'elle les destinait aux joies de cette bataille ? Et encore qui a ouvert à nos ancêtres le chemin des Palus-Méotides, fermé et ignoré pendant tant de siècles ? Qui faisait fuir des peuples armés devant des hommes qui ne l'étaient pas ? Non, cette multitude rassemblée à la hâte ne pourra pas même soutenir la vue des Huns. L'événement ne me démentira pas; c'est ici le champ de bataille qui nous avait été promis par tant d'heureux succès. Le premier je lancerai mes traits à l'ennemi. Que si quelqu'un pouvait rester oisif quand Attila combattra, il est mort. » Enflammés par ces paroles tous se précipitent au combat.

CHAPITRE XL.

Quelque effrayant que fût l'état des choses, néanmoins la présence du roi rassurait ceux qui eussent pu hésiter. On en vint aux mains : bataille terrible, complexe, furieuse, opiniâtre, et comme on n'en avait jamais vu de pareille nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce qu'on rapporte, que le brave qui se trouva privé de ce merveilleux spectacle ne put rien voir de semblable durant sa vie : car, s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de cette plaine, qui coule dans un lit peu profond, s'enfla tellement, non par la pluie, comme il lui arrivait quelquefois, mais par le sang des mourants, que, grossi outre mesure par ces flots d'une nouvelle sorte, il devint un torrent impétueux qui roula du sang; en sorte que les blessés qu'amena sur ses bords une soif ardente y puisèrent une eau mêlée de débris humains , et se virent forcés, par une déplorable nécessité, de souiller leurs lèvres du sang que venaient de répandre ceux que le fer avait frappés. Pendant que le roi Théodéric par-courait son armée pour l'encourager, son cheval le renversa; et les siens l'ayant foulé aux pieds, il perdit la vie, déjà dans un âge avancé. D'autres disent qu'il tomba percé d'un trait lancé par Andax du côté des Ostrogoths, qui se trouvaient alors sous les ordres d'Attila. Ce fut l'accomplissement de la prédiction faite au roi des Huns peu de temps avant par ses devins, bien que celui-ci conjecturât qu' elle regardait Aétius. Alors les Visigoths, se séparant des Alains, fondent sur les bandes des Huns; et peut-être Attila lui-même serait-il tombé sous leurs coups, s'il n'eût prudemment pris la fuite sans les attendre, et ne se fût tout d'abord renfermé, lui et les siens, dans son camp, qu'il avait retranché avec des chariots. Ce fut derrière cette frêle barrière que cherchèrent un refuge contre la mort ceux-là devant qui naguère ne pouvaient tenir les remparts les plus forts. Thorismund, fils du roi Théodérie, et le même qui s'était emparé le premier de la colline avec Aétius et en avait chassé les Huns, croyant retourner au milieu des siens , vint donner à son insu, et trompé par l'obscurité de la nuit, contre les chariots des ennemis; et, tandis qu'il combattait bravement, quelqu'un le blessa à la tête, et le jeta à bas de son cheval ; mais les siens qui veillaient sur lui le sauvèrent, et il se retira du combat. Aétius, de son côté, s'étant également égaré dans la confusion de cette nuit, errait au milieu des ennemis, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur aux Goths. A la fin il retrouva le camp des alliés après l'avoir longtemps cherché, et passa le reste de la nuit à faire la garde derrière un rempart de boucliers. Le lendemain, dès qu'il fut jour, voyant les champs couverts de cadavres, et les Huns qui n'osaient sortir de leur camp, convaincus d'ailleurs qu'il fallait qu'Attila eût éprouvé une grande perte, pour avoir abandonné le champ de bataille, Aétius et ses alliés ne doutèrent plus que la victoire ne fût à eux. Toutefois, même après sa défaite, le roi des Huns gardait une contenance fière ; et, faisant sonner ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la charge. Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa caverne ; il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter les lieux d'alentour de ses rugissements; tel ce roi belliqueux, tout assiégé qu'il était, faisait encore trembler ses vainqueurs. Aussi les Goths et les Romains s'assemblèrent-ils pour délibérer sur ce qu'ils feraient d'Attila vaincu; et comme on savait qu'il lui restait peu de vivres, et que d'ailleurs ses archers, postés derrière les retranchements du camp, en défendaient incessamment l'abord à coups de flèches, il fut convenu qu'on le lasserait en le tenant bloqué. On rapporte que, dans cette situation désespérée, le roi des Huns, toujours grand jusqu'à l'extrémité, fit dresser un bûcher formé de selles de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son camp ; soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas tomber lui, le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables.

CHAPITRE XLI.

Durant le répit que donna ce siège, les Visigoths et les fils de Théodéric s'enquirent les uns de leur roi, les autres de leur père, étonnés de son absence au milieu du bonheur qui venait de leur arriver. L'ayant cherché longtemps, seIon la coutume des braves, ils le trouvèrent enfin sous un grand monceau de cadavres, et, après après avoir chanté des chants à sa louange, l'emportèrent sous les yeux des ennemis. Vous eussiez vu des bandes de Goths aux voix rudes et discordantes s'occuper des soins pieux des funérailles, au milieu des fureurs d'une guerre qui n'était pas encore éteinte. Les larmes coulaient, mais de celles que savent répandre les braves. Pour nous était la perte, mais les Huns témoignaient combien elle était glorieuse ; et c'était, ce semble, une assez grande humiliation pour leur orgueil, de voir, malgré leur présence, emporter avec ses insignes le corps d'un si grand roi. Avant d'avoir fini de rendre les derniers devoirs à Théodéric, les Goths, au bruit des armes, proclamèrent roi le vaillant et glorieux Thorismund ; et celui-ci acheva les obsèques de son père bien-aimé, comme il convenait à un fils. Après l'accomplissement de ces choses, emporté par la douleur de sa perte et par l'impétuosité de son courage, Thorismund brûlait de venger la mort de son père sur ce qui restait de Huns. Il consulta le patrice Aétius, à cause de son âge et de sa prudence consommée, pour savoir ce qu'il fallait qu'il fit dans cette conjoncture. Mais celui-ci, craignant qu'une fois les Huns écrasés, les Goths ne tombassent sur l'empire romain, le décida par ses conseils à retourner dans ses foyers, et à se saisir du trône que son père venait de laisser, de peur que ses frères, s'emparant du trésor royal, ne se rendissent maîtres du royaume des Visigoths, et qu'il n'eût ensuite à soutenir contre les siens une guerre sérieuse et, qui pis est, malheureuse. Thorismund reçut ce conseil sans se douter de la duplicité qui l'avait dicté ; il y vit plutôt de la sollicitude pour ses intérêts, et, laissant là les Huns, il partit pour la Gaule. Voilà comme, en s'abandonnant aux soupçons, la fragilité humaine se laisse enlever l'occasion de faire de grandes choses. On rapporte que dans cette fameuse bataille que se livrèrent les plus vaillantes nations il périt des deux côtés cent soixante-deux mille hommes, sans compter quatre-vingt-dix mille Gépides et Francs qui avant l'action principale tombèrent des coups qu'ils se portèrent mutuellement dans une rencontre nocturne ; les Francs combattant pour les Romains, et les Gépides pour les Huns. En apprenant le départ des Goths, Attila, comme il arrive ordinairement dans les événements imprévus, sentit redoubler sa défiance, pensant que ses ennemis lui tendaient un piège, et se tint longtemps renfermé dans son camp. Mais à la fin, détrompé par le long silence qui avait succédé à leur retraite, son courage se releva jusqu'à s'attribuer la victoire; il fit éclater une vaine joie, et les pensées du puissant roi se reportèrent aux anciennes prédictions. Quant à Thorismund, élevé subitement à la dignité royale dès la mort de son père, sur les champs Catalauniques où il venait de combattre, témoins de son courage, il fit son entrée dans Toulouse ; et là, quelque joie que lui témoignassent ses frères et les premiers de la nation, il fit paraître de son côté tant de modération dans les commencements, que personne ne lui disputa la succession au trône de son père.

CHAPlTRE XLII.

Attila, profitant de l'occasion que lui offrait la retraite des Visigoths, et rassuré sur l'avenir en voyant, comme il l'avait souvent souhaité, la ligue des ennemis dissoute, marcha aussitôt à la conquête de l'Italie. Il commença l'attaque par le siége d'Aquilée, ville métropole de la Vénétie, située sur une pointe ou langue de terre du golfe Adriatique, et dont les murs sont baignés à l'orient par le fleuve Natissa, qui coule du mont Picis. Il y avait longtemps qu'il l'assiégeait et n'obtenait aucun succès, parce que les meilleurs soldats de la milice romaine y étaient renfermés et la défendaient. Son armée commençait à murmurer, et voulait se retirer. Attila, faisant le tour des remparts, délibérait s'il lèverait le siège ou s'il le continuerait encore, quand il aperçut des cigognes, ces oiseaux blancs qui nichent aux faites des maisons, emportant leurs petits de la ville, et, contre leur habitude, allant les déposer dans la campagne. Doué comme il était d'un esprit observateur et pénétrant, il en fut soudain frappé; et s'adressant aux siens : Regardez, leur dit-il, ces oiseaux, qui, pressentant ce qui doit arriver, abandonnent une ville vouée à la destruction, et désertent des remparts près de crouler devant les périls qui les menacent ! Qu'on ne s'y trompe point, il n'y a rien là d'insignifiant, rien d'équivoque : quand des êtres doués de prévision changent ainsi leurs habitudes, c'est toujours pour fuir un danger imminent.. » Bref, les Huns reprennent le siège d'Aquilée avec une nouvelle ardeur. Ils construisent toutes sortes de machines de guerre, les font jouer, et se rendent bientôt maîtres de la ville, dont ils se partagent les dépouilles, et qu'ils saccagent si cruellement après l'avoir pillée, qu'à peine en laissent-ils subsister quelques vestiges. Enhardis par ce succès, et toujours altérés de sang romain, ils promènent ensuite leur fureur à travers les autres villes de la Vénétie, se jettent dans la Ligurie, dévastent Milan, métropole de cette province, et jadis ville royale; ravagent pareillement Pavie ainsi que les lieux qui l'avoisinent, et font enfin de l'Italie presque entière un monceau de ruines. L'intention d'Atti la était de s'avancer jusqu'à Rome; mais, comme le rapporte l'historien Priscus, les siens l'en détournèrent, non par intérêt pour la ville, qu'ils eussent voulu détruire, mais par crainte qu'il n'arrivât malheur à leur roi , auquel ils rappelèrent l'exemple d'Alaric, l'ancien roi des Visigoths, qui n'avait pas survécu longtemps après avoir pris Rome, mais était mort presque aussitôt.Tandis qu'Attila flottait indécis s'il irait ou s'il n'irait pas, et perdait du temps à se consulter, une ambassade partie de cette ville arriva auprès de lui, et eu fut bien accueillie. Elle avait à sa tête le pape Léon, qui vint en personne à sa rencontre au lieu nommé Acroventus Mamboleius, où tous les jours de nombreux voyageurs passent le Mincius. Attila consentit à faire la paix; et, arrêtant les ravages de son armée, il s'en retourna au delà du Danube, dans les provinces d'où il était venu; mais en déclarant publiquement et avec menaces qu'il reparaîtrait plus terrible en Italie si on ne remettait entre ses mains Honoria, soeur de l'empereur Valentinien et fille de l'impératrice Placidie, avec la part qui lui revenait du trésor impérial. Or, on racontait que, tandis que cette princesse Honoria était étroitement gardée par les ordres de son frère, qui craignait qu'elle ne manquât aux devoirs de son sexe et ne déshonorât sa cour, elle avait envoyé clandestinement un eunuque à Attila pour l'inviter à venir, afin de se servir de sa protection contre le pouvoir de son frère : action infâme assurément, car c'était acheter par la ruine de son pays la liberté de se livrer à ses passions.

CHAPITRE XLIII.

Attila était donc retourné dans ses foyers; mais ayant comme du remords de son inaction, et s'indignant de vivre sans combattre, il envoya des députés à Marcien, empereur d'Orient, pour lui signifier que, puisqu'il ne lui payait pas le tribut que l'empereur Théodose lui avait autrefois promis, il allait ravager ses provinces, et reparaître plus terrible que jamais au milieu de ses ennemis. Néanmoins, suivant son habileté et sa finesse ordinaire, après avoir menacé un point, il porta ses armes sur un autre, et, n'écoutant que son ressentiment, il tourna sa face contre les Visigoths. Mais il n'eut point avec eux le même succès qu'avec les Romains. Il accourut de nouveau par une route différente de la première fois, dans le dessein de réduire sous son obéissance les Alains établis au delà de la Loire, afin que leur défaite, changeant la face de la guerre, accrût la terreur qu'il inspirait. Étant donc sorti de la Dacie et de la Pannonie, provinces qu'occupaient alors les Huns avec diverses nations qui leur étaient soumises, Attila marcha contre les Alains. Mais Thorismund, roi des Visigoths, découvrit le stratagème du roi des Huns avec autant de finesse que celui-ci en avait mis à l'imaginer: il accourut adroitement chez les Alains avant lui; et quand survint Attila, il se trouva prêt, et marcha à sa rencontre. Le combat s'étant engagé, Thorismund lui ôta bientôt l'espoir de vaincre, à peu près de la même manière qu'il l'avait déjà fait dans les champs Catalauniques; et l'ayant battu et mis en déroute, il l'obligea d'abandonner la Gaule et de s'enfuir dans son pays. Ainsi ce fameux Attila, qui tant de fois avait maitrisé la victoire, au lieu de faire oublier, comme il le voulait, l'échec que lui avaient déjà fait souffrir les Visigoths, et de se laver de la honte de sa première défaite, en essuya une seconde, et se retira ignominieusement. Quant à Thorismund, après avoir délivré les Alains des bandes des Huns, il se mit en marche pour Toulouse, sans que les siens eussent éprouvé de perte. II y vivait au sein de la paix qu'il avait rétablie, quand, la troisième année de son règne, étant tombé malade et s'étant fait saigner, il fut assassiné par son client Asealcruus, qui lui dénonçait des ennemis après lui avoir soustrait ses armes. Toutefois, d'une main qui lui restait libre s'armant d'un escabeau, il vengea son sang en assommant quelques-uns des conspirateurs.